Réalisateur et Scénariste Français.

 

Denis Chabroullet réinvente le silence...

Son père, ajuster, lui a légué le goût du travail bien fait,

assorti de cette prescription : « Ne va jamais à l’usine ! »

 

Après de brillantes études à l’école primaire, il fait des études médiocres à l’école des frères du 13ème : s’en échappe sans bac, mais en gardant ay cœur des images pieuses

Ou patriotiques qui, plus tard, enjoliveront ses visions non-conformistes.

A 16 ans, il tente de s’évader vers l’Afrique, mais revient à Paris où il exerce des petits métiers : vendeurs de glaces sur une estafette Renault, infirmier dans un hôpital de fous, pompiste la nuit, il dort sur les bancs du Cours Simon, quand il n’est pas figurant de cinéma aux côtés de Belmondo ou Birkin.

Mais un jour il se découvre un goût irrésistible pour le silence et s’évade définitivement vers sa banlieue profonde.

Ses spectacles muets, s’inscrivent dans l’œil et le cerveau du spectateur.

Ce contemplatif aux yeux pâles qui ressemble à Arlequin de Watteay confiant dans sa bonne étoile continue à marcher en équilibre sur ce fil d’Ariane qu’il nomme Théâtre…Bon voyage, Monsieur Chabroullet !

Dramaturge, auteur associé au Théâtre du Rond-Point, Secrétaire général de la Comédie-Française

 Les Champs d’Amour.

Du texte au Théâtre sans paroles

 

Interview réalisée par Pierre Notte, pour le livre “Les Champs d’Amour”, édité par le Théâtre de la Mezzanine

 

Pierre Notte : D’où proviennent les images de vos spectacles ? De rêveries, de cauchemars, de la mémoire ? S’agit-il d’inventions ou de souvenirs ?

 

Denis Chabroullet : De tous ces endroits précisément... Les images naissent de rêveries et de souvenirs. D’images plus ou moins réelles que métamorphose l’imaginaire. Les images peuvent provenir d’angoisses, de peurs, d’une certaine vision des choses, de la vie et des gens. Ces visions d’êtres humains, de la vie quotidienne, passent par le prisme d’une machine, d'une sorte de microscope qui les transforment en images théâtrales et poétiques.

 

P.N : Certains personnages récurrents semblent par ailleurs issus d’expériences personnelles, intimes ou familiales…

 

D.C : L’homme en slip, en effet, est probablement une image du père. De mon père. Nous habitions un petit appartement du 13 ème arrondissement. Gosse, je voyais mon père rentrer du boulot. Il se mettait à l’aise, en slip kangourou. Ce personnage existe dans ma mémoire ; il devient sur la scène un personnage de spectacle.

Quand j’entreprends d’écrire, quand j’analyse les images, je peux établir ces liens, ces analogies entre les images théâtrales et les souvenirs. On cherche souvent à se rassurer en s’inventant des solutions et des vérités. Mais ce personnage, cet homme en slip n’a pas forcément de finalité. Il a aussi quelque chose de bestial. La seule chose que l’on cache sur cet homme, par le slip, c’est le sexe. Le corps est là, comme animal. Mais le sexe est caché. J’ai besoin de voir les corps dans mes spectacles, la peau, les muscles. Sur scène, l’homme et la femme me semblent toujours plus beaux déshabillés. Le slip est un minimum acceptable. Nous avons beaucoup travaillé avec les matières, le sable, l’eau, le bois… Le corps et la nudité sont d'autres matières du théâtre et de la danse. Si les spectateurs y voient de la vulgarité ou de la pornographie, c’est qu’ils ont leurs propres problèmes à régler avec leur inconscient.

 

P.N : L’inconscient est à l’origine de beaucoup d’images, d’objets ou de personnages… Les animaux, comme les serpents ou les lapins par exemple. Comment toutes ces obsessions s’organisent-elles dans une structure cohérente, et deviennent-elles les éléments et les sujets d’une histoire ?

 

D.C : Les serpents me terrorisent. Nous avons même monté un spectacle avec des serpents pour tenter d’en finir avec cette peur, pour régler ce problème. Mais j’ai toujours aussi peur. C’est une réelle angoisse. L’obsession me travaille. L’image des lapins, des bestiaux de fête foraine, m’obsède aussi. Je les vois sauter sur un manège. Je ne sais pas encore comment cette image deviendra une réalité scénique. J’y pense, je regarde autour de moi, je cherche...

Les images, celle des serpents ou des lapins, interviennent dans les spectacles comme des " annonciateurs ". Ils précèdent, préviennent toujours le thème central du spectacle. Ils annoncent un drame, une chose terrible. Ils s’accumulent comme des énigmes, les éléments d’un puzzle qui constitue la ligne dramatique. Toutes les annonces et les images se retrouvent autour du drame, du thème principal, de la clé de voûte de l’ensemble. Ici, dans “ Les Champs d’amour “, le thème principal est l’idée du crime d’honneur. Depuis ce thème, depuis les images qu’il inspire, depuis les tentatives effectuées lors de stages avec les comédiens, je commence à écrire, à aligner des images autour d'une trame narrative.

 

P.N : Le crime d’honneur est donc la clé, le thème crucial des Champs d’amour… Il s’agit d’un fait divers…

 

D.C : Une jeune fille a été brûlée vive, en banlieue parisienne, à Ivry. Il y a un an. Son petit ami l’a surprise. Elle l’a trompé, l’a quitté ou a simplement regardé un autre garçon, je ne sais plus. L’environnement, les traditions, la réalité du garçon l’ont poussé à l'immoler. Pour lui, ce qu'elle a fait était inadmissible, et il a tout naturellement décidé de sa vie. Il l’a tuée. C’est un crime d’honneur. Le monde brûle partout de ce genre de choses. Mes spectacles ne sont jamais de l’ordre de la dénonciation, ils ne sont jamais nourris de messages ou de moralités. Je veux seulement évoquer une chose qui me bouleverse et me hante, la raconter avec mon langage. Il s’agit souvent de faits divers emblématiques que nos spectacles tentent d’évoquer par des images poétiques. Le plus troublant, c’est que lors d’une reconstitution du crime, tous les voisins du couple étaient à leurs fenêtres quand le criminel est arrivé sur les lieux. Et quand le garçon est apparu, entouré des gendarmes, il a été applaudi.

 

P.N : Comment échapper à la reconstitution réaliste du pur fait divers, à l’aspect anecdotique d’un acte comme celui-ci ?

 

D.C : Ce sont les rapports humains, la folie des rapports des hommes et des femmes que nous allons tenter de raconter par des images. Il ne s’agit pas de raconter ni de représenter ce crime crûment. Le fait divers, réaliste, ne nous intéresse pas. Il nous alimente, il nous dérange. Je ne peux pas supporter l’idée qu’un être puisse décider de la vie d’un autre individu. C’est inconcevable. Et dans la vision du monde de ce jeune homme, la femme est purement niée. Elle n’est rien, elle n’existe pas. C’est inouï.

 

P.N : Vous constituez, à partir de ce thème, une sorte de dossier dramaturgique où vous rassemblez des éléments du même genre… Comment ces éléments nourrissent-ils votre travail sur le plateau ?

 

D.C : Nous découvrons au fil de nos recherches des choses insensées, inimaginables. Mais les acteurs, lors des stages, ne sont pas forcément informés du thème principal sur lequel nous travaillons ; je leur propose d’une manière plus générique de travailler par exemple sur le thème de la violence. Ils s’exécutent, nous improvisions, et je distille çà et là les éléments que nous avons retenus et réfléchis au préalable. La musique prend alors une part essentielle. Nous choisissons un instrument et son instrumentiste. Le musicien suit dramatiquement ce qui se passe sur le plateau, établissant un dialogue très ténu avec les acteurs, il donne le ton. Les interprètes, les instrumentistes et les musiciens constituent l’essentiel du spectacle. Ils ont une part créatrice primordiale dans les images. Leur présence, leur personnalité et leurs propositions sont évidemment fondamentales.

 

P.N : Pour Les Champs d’amour, vous savez déjà quels instruments vous allez retenir ?

 

D.C : Nous avons découvert une harpiste miraculeuse. L’instrumentiste se battait avec son instrument, elle en sortait des sons exceptionnels. Nous garderons cette sonorité, ainsi qu’un trombone et un violoncelle, probablement. Lors d’une improvisation, avec une trentaine de personnes, nous avons travaillé sur le thème de la chasse à courre : un groupe de trente acteurs, derrière un trombone, avançait, menaçant, sur le plateau au rythme du taïaut... C'était un cortège d’une force étonnante. L’image était fabuleuse, et extrêmement violente. Elle restera dans le spectacle. J’ai inséré a posteriori dans le texte cette fanfare. Certaines images ainsi s’imposent naturellement. Nous avons également travaillé sur la mort des personnages. Et notamment bien sûr sur la mort de cette femme que l’on brûle. Mais rien n’est encore définitif.

 

P.N : Certains espaces ou accessoires reviennent régulièrement dans vos spectacles, comme le manège, ou les auto-tamponneuses…

 

D.C : Les auto-tamponneuses constituent un espace d’une poésie pure. C’est une arène formidable ; un cirque. Les gens errent tout autour, à la recherche d’un copain, d’une copine. Ils entrent dans l’arène et s’emparent des voitures. Ils changent du tout au tout. Les masques tombent. La fanfare et la chasse à courre, comme les auto-tamponneuses, sont des images acquises, sûres, écrites et essayées. Il y a d’autres objets qui n’ont pas encore trouvé leurs images, ou des idées d’images qui n’ont pas encore trouvé leur réalisation technique. Nous avons plusieurs immenses poupées, de deux mètres de hauteur, qui n’ont pas encore trouvé leur sens, leur utilisation scénique. Je souhaitais initialement qu’elles défilent sur le plateau, suspendues à des crochets de boucherie… Mais techniquement, c’est assez improbable. J’ai également l’idée d’un lâché de nouveau-nés, et plus précisément de petites filles, puisque dans la société des “ Champs d'amour “ on ne garde que les mâles. Je voudrais qu’un canon jette les petites filles dans le ciel, et que certaines survivantes se cachent dans un champ de blé. Mais je ne sais pas encore comment réaliser techniquement ces images et cette disposition scénographique.

 

P.N : Il n’y aura pas, cette fois-ci, une machinerie scénique centrale, comme il y eut un manège, un vélodrome, ou un cadre mouvant dans les précédents spectacles ?

 

D.C : Il n’y aura que le vide et quelques appendices… Je ne veux plus que le plateau se laisse envahir par une machinerie trop imposante, trop contraignante. Je voudrais que le plateau puisse laisser apparaître des espaces différents. Qu’il puisse même n’y avoir rien par moments… Les tableaux imaginés sont pour l’instant indépendants d’un espace prédé-terminé.

 

P.N : La clé des Champs d’amour, cette femme que l’on brûle, s’illustrera-t-elle par une image réaliste ou symbolique ? Comment raconter visuellement cette idée ?

 

D.C : Ce que je garderai de nos essais, probablement, l’image d'hommes armés de jerricans, qui entourent la jeune femme et versent sur elle des litres d’essence. Lors des premières répétitions, l’image présentait la femme dans une baignoire, recouverte d’essence. Autour d’elle, tous les hommes craquaient une allumette. Le noir total alors se faisait, et on ne distinguait plus que l’allumette qui flambait. Je ne sais pas encore ce que deviendra cette image. Nous devons parvenir à réaliser une image à la fois poétique, violente, agressive, sans être jamais réaliste. Après celle-ci, c’est l’image beaucoup plus symbolique de la pluie d’hirondelles que nous allons tenter de réaliser, et à travers elle la mort des printemps, l'impossibilité des renaissances, la mort de la promesse de la vie nouvelle, incarnée par cette chute d’hirondelles…

L’image racontera la fin possible d’un monde.

Initiateur et ancien directeur du système Friche belle de mai.

 

 C'est  vrai que j'aime bien Denis Chabroullet et son équipe En plus, j’admire leur histoire, celle de la compagnie, le Théâtre de la Mezzanine.

Je l’admire parce que je crois bien connaître cette histoire, cette longue accumulation d’expériences où se sont composés, construits, forgés les concepts, les outils d’une écriture toujours réinventée.

J’admire qu’ils aient admis le temps de la maturité, et pendant que d’innombrables compagnies épuisaient leurs désirs et leurs talents dans les compétitions convenues de la capitale, ces incongrus volontaristes ont choisi un ancrage plus patient.

Ils ont construit du temps et des histoires avec les gens et avec leurs rêves, fabriquant d’incroyables savoir-faire qui se sont transmis, et la compagnie s’est formée et s’est forgée de ces proximités, de ces écoliers devenus stagiaires, de ces stagiaires intégrant un métier, de ces individus adoptant une équipe qu’ils avaient appris à aimer ainsi, sur le tas, à l’épreuve des expériences et des aventures successives.

Le style de la Mezzanine a pris son temps, et la maturité artistique s’est inventée, fabriquant plus vite que d’autres une écriture de maintenant, pour les gens de maintenant.

C’est cette écriture multiple et libertaire où se croisent et s’entre jouent les fulgurances poétiques, celles des images et celles des corps, et les nécessités des réels contraignants, et la liberté des désirs qui ne veulent que s’exprimer.

Le plateau est le lieu de ces jeux et de ces machines scénographiques aux élans malicieux : c’est l’espace de liberté et d’illusions où les corps disent les sensations, car l’enjeu est de comprendre, plus encore de saisir et de faire sien le temps, l’Histoire, le passé et ce qu’il nous en reste.

Et la poésie, en tous ses états, sait dire et faire tout cela.

Car les spectacles de la Mezzanine sont des moments lyriques, de grandes amplitudes poétiques qui sollicitent et attirent le Public. Il lui faut dépasser le souci de comprendre, le maîtriser ou l’oublier, pour redécouvrir ses propres émotions.

Les intelligences pourront alors se refonder sur des authenticités retrouvées, et la culture et la sensibilité réanimeront leurs vérités, pour se rappeler sans cesse que nous sommes des personnes, les sujets sans cesse ballottés d’une histoire qui est la nôtre, et que nous devons toujours tenter de maîtriser sans jamais vraiment y arriver.

 

Ainsi se conjugue un langage fait de vérité et de virtuosité, un outillage humain d’écritures sensibles, poétiques, joueuses, émouvantes, intelligentes, ne laissant pas plus de place aux modes qu’aux impostures ou aux petits renoncements un peu lâches.

 

Et ce qui se joue là, sans références dites cultivées mais plein de cultures éprouvées, sur la scène, dans l’intelligence du cœur et de l’esprit, c’est un grand élan poétique, un éternel hymne à la Vie.